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Dans son
billet Les illusions de la
gamification, Yann Leroux critique les propositions avancées par Jane McGonigal, lors d’une conférence
donnée au TED en 2010. Celle-ci veut rendre le monde réel plus
proche du jeu et cherche des moyens pour régler les problèmes que rencontre
l’humanité dans la vie réelle (pénurie de pétrole, crises alimentaires, etc.)
par l’utilisation des jeux vidéo, des jeux à réalité alternée et des MMOG, notamment
(source : TED
et You Found Me).
Pour
illustrer le projet de la conceptrice de jeux vidéo, Yann Leroux fait la
comparaison suivante : « Le point de vue de Jane McGonigal est
exactement celui de l’ingénieur qui observe la beauté des chutes du Niagara et
qui rêve d’installer une centrale hydroélectrique. » La figure de style
est malhonnête. Les centrales défigurent les paysages et détruisent des
écosystèmes. Créer des jeux dont il ressort des bienfaits, une production
concrète ou des suggestions de solutions à des problèmes réels ne modifie pas
la finalité du jeu. C’est plutôt la manière dont l’énergie que les joueurs dépensent est canalisée pour la rendre socialement utile qui est en cause. La
nature des règles et les objectifs du jeu sont modifiés, mais la gratuité
inhérente au jeu demeure inchangée. L’intérêt, dans cette nouvelle façon de
jouer, est qu’elle s’accompagne d’une plus-value dont chacun peut retirer les
bénéfices.
La
comparaison de Yann Leroux fait passer la proposition de McGonigal pour un avatar
de la raison instrumentale là où un véritable projet de société nous
est présenté, dans lequel les joueurs peuvent mettre leur virtuosité au service
du bien commun et se sentir, autre forme de plus-value, socialement
(re)qualifié.
Leroux écrit également :
« S’entendre dire que farmer les Terres de feu est une façon de contribuer
à une meilleure marche du monde que peut qu’être plaisant (sic). » Cette répartie ironique appelle un éclaircissement: le « farming » consiste à accumuler de
l'argent, des objets ou de l'expérience dans les mondes virtuels (dans le
MMORPG World of Warcraft, par exemple)
en répétant constamment les mêmes tâches. Une économie réelle découle du
farming, en particulier en Chine (source : Abel Segretin).
En clair, c’est l’antithèse de l’activité ludique. On délaisse la gratuité du jeu, son essence, pour
générer des profits. Ladite répartie est spécieuse, car McGonigal n'emploie pas les jeux
vidéo existants; elle tente plutôt d'en développer de nouveaux types, spécialement adaptés à son projet. De plus, le farming est une activité
individuelle et égoïste, alors que les jeux tels qu’elle les envisage
nécessitent la collaboration d’une multitude de joueurs et produisent des
retombées positives pour la collectivité.
Plus loin dans son billet, Yann Leroux remet en question la pertinence des propositions de McGonigal
en avançant plusieurs arguments :
a) Premier argument : le
jeu vidéo revêt des conséquences minimes pour les joueurs (« Jouer à être aux commandes d’un F-14
Tomcat et larguer des bombes sur un objectif en criant “Bombs away” est sans
conséquences. Etre aux commandes d’un drone qui affichera à peu près le même
écran est tout à fait autre chose »).
Les jeux développés jusqu’ici par McGonigal (voir la description de A World Without Oil,
dans mon billet De
quel avenir le jeu est-il porteur?) permettent aux joueurs de simuler une situation problématique et de
s’y adapter en trouvant des solutions concrètes, lesquelles pourront être
appliquées dans des situations réelles par la suite. Or, la simulation s'accompagne
précisément de conséquences minimes. Celui qui s’y adonne
peut alors s’aguerrir tout en étant épargné par les dangers d’une situation réelle.
De plus, je ne crois pas que McGonigal ait eu à l’esprit de résoudre le
problème de la faim dans le monde à coups de bombes.
Leroux
souligne que dans le monde réel, on ne peut changer de jeu (« Chaque
individu, chaque société est pleinement dans le jeu social et ne peut en sortir »).
Encore une fois, les jeux de McGonigal sont des simulations. Rien n’empêche les
joueurs de se retirer. C’est la puissance du nombre et la synergie des
intelligences en interaction qui font l’efficacité du jeu, pas la participation
continue d’individus indispensables qui seraient impliqués du début à la fin
d’une partie (à titre d’exemple, la mort d’un neurone ne rend pas une fonction
cérébrale inopérationnelle). Aucun joueur n’a donc besoin d'être enchaîné à sa console.
Qui plus
est, nous sommes constamment à la recherche de moyens de nous adapter à des
situations problématiques dans le cadre de notre existence réelle. Cela
ne signifie pas que chaque solution que nous envisageons sera mortellement sanctionnée par notre environnement. Les jeux
de Jane McGonigal peuvent avoir des répercussions dans la réalité sans forcément qu'il y en ait sur les joueurs.
b) Second
argument : « les pratiques engagées dans les jeux vidéo sont égoistes
(sic) et ne permettent pas de bâtir une société ».
L’égoïsme
n’est pas foncièrement un obstacle aux réalisations collectives. Le partage des
fichiers pair-à-pair sur e-mule est
un bon exemple d’égoïsme collectivement payant. Pour qu’un usager accède
rapidement à des contenus, il doit en effet permettre un accès rapide aux siens. Même s’il refuse de mettre à disposition ses fichiers, il
partagera néanmoins celui qu’il est en train de télécharger et ce, tout au long du
téléchargement. Ajoutons qu’un grand nombre de motivations personnelles peut
être socialement utile, pourvu que celles-si soient adéquatement canalisées. L’appât du gain
motive le voleur, mais aussi l’ouvrier qualifié, sans qui les infrastructures
publiques seraient inexistantes.
Ensuite, si les
jeux vidéo ne sont pas faits pour bâtir une société, rien n’empêche néanmoins
les joueurs de tester virtuellement des formes alternatives de gouvernance ou
d’édifier des sociétés conformes à leurs convictions. À terme, cela pourrait conduire à l'érection d'une nouvelle forme de gouvernance ou à de nouveaux modes de vivre-ensemble.
c)
Troisième argument : les jeux vidéo subissent l’influence d’idéologies.
Yann Leroux écrit : « Comment les jeux vidéo si en phase avec les
idéologies du moment pourraient porter ne serait-ce qu’un début de révolution ? ».
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(source: Spacescarab) |
Il n’est
pas dans mon intention de remettre en cause l'existence de biais dans les médias (jeux vidéo
y compris). Ceci dit, la défense du statu quo et les velléités commerciales
des producteurs de jeux vidéo ne sont pas une fatalité. Comme il existe des
médias alternatifs - trop peu, je le concède -, il est également possible de
créer des jeux vidéo présentant des points de vue dissidents, pour le meilleur
et pour le pire. Ainsi, il est des jeux qui font la promotion de
l’anti-islamisme ou de l’antisionisme (lire, à ce sujet, Muslim
Massacre, le jeu vidéo politique inabouti, d’Olivier Mauco) et d’autres, comme les productions du collectif
d’artistes Molleindustria, qui
suscitent des réflexions sur la société, la consommation, l’aliénation et
l’exploitation des travailleurs (source : Molleindustria). De plus, certains programmeurs altèrent des
jeux existants, à l’image de Escape from
Woomera, basé sur Half-Life et
dénonçant les mauvaises conditions de vie des immigrants à leur arrivée en
Australie (source : Amélie
Paquet).
d) Enfin, quatrième
argument : les problèmes présentés dans les jeux vidéos sont programmés
pour être surmontés par les joueurs, pour peu qu’ils y mettent le temps requis.
Les solutions à ces problèmes ont été prévues par le concepteur et sont donc
prévisibles, alors que dans la réalité, les héros ont du œuvrer dans
l’impensé.
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(source: Evoke) |
A World Without Oil, le jeu en
réalité alternée conçu en partie par McGonigal, est l’antithèse d’un jeu figé, aux
possibilités prédéterminées, et contredit cet argument. Le jeu simulait une pénurie de pétrole et on demandait aux joueurs
qu’ils imaginent et documentent leur vie dans cette situation, puis qu’ils
trouvent des solutions pour s’y adapter. Les objectifs du jeu étaient
spécifiés, mais sa structure favorisait l’impensé (le jeu de réseau social Evoke
fonctionne selon le même principe).
En terminant...
Rendre le monde réel plus proche du jeu et chercher des moyens pour
régler des problèmes de la vie réelle à l’aide des jeux vidéo apparaît comme utopique,
voire naïf. Nul ne s’attend en effet à régler tous les maux de l’humanité de la
sorte. Cependant, les projets de Jane McGonigal ont obtenu des résultats prometteurs.
De plus, l’extension et la banalisation progressives de la culture
participative pourrait constituer un excellent terreau pour accueillir des
initiatives qui vont dans le sens de la proposition de la conceptrice de jeux.
Pour convaincre ses contemporains que croire en Dieu était chose sensée, Pascal a écrit :
« Pesons le gain et la
perte, en prenant croix que Dieu est. Estimons ces deux cas : si vous gagnez,
vous gagnez tout ; si vous perdez, vous ne perdez rien. Gagez donc qu'il est,
sans hésiter » (Les
Pensées). Le pari de
McGonigal est du même ordre : faible mise, donc faibles pertes à
envisager, mais espérance de gain énorme.
Voici quelques jeux vidéo alternatifs :
Et un article éclairant sur les
jeux vidéo d’activisme politique, par Amélie
Paquet.
Les jeux conçus par Jane
McGonigal sont disponibles ici
et vous trouverez un résumé de sa conférence donnée au TED sur le blogue Millenium.
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