mardi 8 novembre 2011

Les robots sociaux et l'opinion publique (Mon ami est un robot, partie III)

         
(source: Ufunk)

Dans son billet du 29 mars 2011, Rise of the socialbots: They could be influencing you online, Dan Misener souligne l’influence que pourraient avoir les robots sociaux sur l’opinion publique, en particulier lors des campagnes électorales. Rien, jusqu’à maintenant, ne nous permet d’établir que des robots sociaux ont déjà été utilisés à de telles fins, bien que les possibilités techniques de le faire existent et qu’un vide légal demeure au Canada à cet effet (source: Dan Misener). Cependant, il semble pertinent d’amorcer une réflexion sur le sujet, eût égard au danger qu’un tel usage représenterait dans la sphère publique. C’est pourquoi l’influence potentielle des robots sociaux sur l’opinion publique sera mesurée à l’aune de plusieurs théories en communication.

Les leaders d’opinion 

L’étude The People’s Choice (1944), de P. Lazarsfeld, B. Berelson et H. Gaudet, portant sur la campagne présidentielle de 1940, relate le fait que les médias, qui avaient appuyé le candidat républicain Wilkie, s’étaient montrés impuissants à infléchir le vote de la population, qui avait alors élu le candidat démocrate Roosevelt. La majorité des gens sondés ne considérait pas avoir été influencée par les médias dans leur vote, mais plutôt par leur entourage et leurs relations personnelles. L’efficacité de celles-ci dans la formation des opinions venait, entre autre, du fait que, contrairement aux médias, suspectés a priori de vouloir nous influencer, nous ne nous méfions pas de nos proches lorsqu’ils tentent de nous convaincre du bien-fondé de leur opinion.


Ainsi, The People’s Choice, révélait plusieurs phénomènes. Premièrement, l’action des contacts personnels est plus efficace que celle des médias. Deuxièmement, les gens tendent à se conformer aux opinions de leur groupe d’appartenance, avec lequel ils partagent valeurs, idées et aspirations. Troisièmement, ces gens ont tous, au sein de leur groupe, un leader d’opinion, un individu fortement exposé aux médias qui est en mesure d’influencer fortement l’opinion des autres membres du groupe.


Dans Personal Influence, de 1956, E. Katz et P. Lazarsfeld s’attardent plus avant dans l’étude du leader d’opinion, qu’ils définissent comme un relais entre les médias et les membres de son groupe d’appartenance, suivant un phénomène communicationnel appelé « two-step flow » ou « communication à deux étages » (source: Paul Attallah).


Ce modèle de circulation de l’information nous révèle l’importance du réseau social dans la formation des opinions. Appliqué à la sauce web 2.0, il nous permet de prendre conscience de la centralité des plateformes sociales au regard de l’élaboration de l’opinion publique.


Que ce passerait-il si des robots sociaux s’intégraient au sein de réseaux sociaux, à l’instigation d’un lobby, d’un parti ou d’une institution politique? Ne pourraient-ils pas être dotés d’encyclopédies suffisamment riches (sites web de référence sur un sujet X, citations de personnalités, listes d’arguments et de contre-arguments préétablis, en réponse aux arguments et contre-arguments adverses les plus souvent mobilisés, etc.) pour devenir des autorités cognitives sur certains sujets et, par le fait même, devenir des leaders d’opinion? Dans le contexte d’une abondance de contenus sur le web, ces robots pourraient, en tant que leaders d’opinion, jouer le rôle de filtres d’information aussi efficaces que tendancieux. Tout résiderait dans la manière dont ils relaieraient une information pertinente à partir d’une position adéquate dans un graphe social.

Mais il y a plus : le cas de @trackgirl (voir ce billet) nous prouve qu’il est possible d’établir une connexion émotionnelle entre un robot social et des usagers de plateformes sociales. @trackgirl partageait son quotidien fictif avec ses « followers », sur Twitter, de telle sorte qu’elle renforçait ses liens avec eux. Le partage du quotidien et d’expériences personnelles favorisent l’empathie, ce qui rend plus redoutable le travail des leaders d’opinion auprès de leurs pairs et ce qui favoriserait l’influence des robots sociaux. 


Les faux-nez, la propagation virale et l’effet de mode

Les robots sociaux pourraient également servir de faux-nez (en anglais : « sock puppet ») et appuyer des leaders d’opinion humains ou contribuer à sacrer leaders d’opinions des commentateurs aux idées et opinions "orientées" qui passeraient inaperçus sans leur aide. La stratégie serait alors d’optimiser les chances que ces leaders engendrent un effet de mode autour de leur point de vue, puisque, selon cet effet, signalé en 1950 par l’économiste Harvey Liebenstein, dans son article Bandwagon, Snob and Veblen Effects in the Theory of Consumer Demand, la popularité favorise la popularité (ce qui explique d'ailleurs pourquoi la fréquentation des blogues et des sites web suit la configuration de la loi de puissance).


L’effet de mode prend tout son potentiel avec les caractéristiques techniques et les outils offerts par le web social : modicité et rapidité de la circulation de l’information et structure réticulaire du web favorisant une communication de plusieurs-à-plusieurs, expliquent comment une idée peut se propager de manière virale parmi les internautes et multiplier l’effet de mode. Les robots sociaux sont parfaitement adaptés à ce mode de propagation virale de par leur inscription dans les réseaux sociaux. En diffusant de manière stratégique et systématique des idées et des contenus autour d’eux, ils accroitraient les probabilités pour que ceux-ci fassent leur chemin de manière autonome sur le web.   


La spirale du silence

Dans La spirale du silence : une  théorie de l’opinion publique, Elisabeth Noëlle-Neumann décrit comment la peur de l’isolement et la pression sociale contribuent à accentuer la visibilité des points de vue dominants au sein de l’opinion publique et à diminuer celle des points de vue marginaux par soucis de conformité. Les individus se sentent plus à l’aise de partager une opinion majoritaire, en raison du soutien de leur pairs qui en résulte. C’est ce que la chercheuse appelle la « spirale du silence ».


Par la force du nombre, les robots sociaux pourraient favoriser artificiellement un tel phénomène, au même titre que l'effet de mode, en faisant apparaître comme majoritaire en un lieu ciblé une position X sur un thème sujet à controverse.      


Conclusion

En résumé, les robots sociaux peuvent contribuer directement ou indirectement à modeler l’opinion publique. Directement, en occupant une position centrale dans les graphes sociaux et en tant qu’autorités cognitives : soit en tant que leaders d’opinions. Indirectement, en optimisant les chances d’engendrer des effets de mode, des spirales du silence ou des propagations virales.  

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