vendredi 11 novembre 2011

L'invention du quotidien 2.0: quelques pratiques de fans

(source: Laboratoire Urbanisme Insurrectionnel)
Dans L’invention du quotidien, publié en 1980, Michel de Certeau s’intéresse aux usages sociaux quotidiens des objets culturels par les individus et les groupes. Dans ce contexte, il s’interdit de décrire le consommateur en le déduisant des produits culturels qu’il consomme, puisqu’entre ces produits et lui se trouve l’écart constitué par l’usage qu’il en fait. De Certeau esquissait, sans le savoir, ce qui constitue l’essence même du web participatif.

Pour l’historien, l’étude de la culture s'effectue au niveau de la relation sociale plutôt que dans une perspective individuelle, relation qui est déterminante, dans la mesure où le sujet est le lieu d’une multitude incohérente et contradictoire de relations sociales qu’il faut appréhender sous forme de schémas d’action. Dans ce contexte, il ne convient pas d’étudier les produits de la consommation, mais les modes d’opération des objets sociaux et la manière dont les usagers génèrent la culture par leurs combinaisons.
Dans le cadre du web participatif, la culture est le fruit de publics perçus comme des « modes d’association » entre individus et entre groupes engagés dans la réalisation d’expériences collectives » (source : Jonathan Martel). Henry Jenkins, pour sa part, sans doute le plus certalien des communicologues, considère les consommateurs de biens culturels comme des récepteurs actifs qui s’approprient les médias par le biais du discours, du mixage ou de la création d’œuvres amateurs, s’en inspirent et les prolongent. Enfin, selon le chercheur Sébastien Paquet, la finalité du web participatif n’est pas constitué par les contenus générés par les participants, mais bien par le processus de génération de ces contenus (source : cours INF 6107).

À la lumière de ces définitions parentes, on constate que la culture participative n’a pas attendu le web social pour exister. Cependant, elle y a trouvé un riche terreau dans lequel prendre racines et proliférer.
Le web participatif garde aujourd’hui les traces explicites des usages sociaux, de ces «actions qui ont leur formalité et leur inventivité propres et qui organisent en sourdine le travail fourmilier de la consommation» (de Certeau, 1990, p. 52). Non seulement en garde-t-il les traces, mais il est tout entier constitué de l’entremêlement de ces activités, de cette consommation. Danielle Aubry qualifie d’herméneutique populaire le travail de réception des œuvres populaires qui font l’objet de transformations au sein de la culture participative (source : Samuel Archibald). Cette herméneutique se concrétise en des contenus inédits (films, œuvres d’arts visuelles et littéraires, etc.) qui illustrent les modalités de la consommation de biens culturels. Au regard du degré d’implication que nécessitent ces créations, il n’est guère surprenant de constater que c’est au sein des communautés de fans qu’elles naissent et sont consommées.   
De Certeau a recherché à son époque les outils les mieux à même de rendre compte des usages sociaux des biens culturels et de la création ordinaire, quotidienne. Le défi était de taille, car il ne restait de ces activités aucune trace observable à étudier. Aujourd’hui, la démarche des chercheurs en communication, des sociologues et des théoriciens de la culture est facilitée par le web social. Les réseaux sociaux, les forums, les blogues et les plateformes de partage de contenus conservent l’ensemble des activités de partage, de mixage, de subversion, de critique, d’extension et de consommation des biens culturels.
Décédé avant que l’Internet ne devienne un phénomène de masse, l’historien n’a pu voir s’épanouir la culture de l’usager-consommateur telle qu’il l’avait envisagée et théorisée, dans le contexte du web participatif. Je décrirai donc, en guise d’hommage au grand homme, quelques pratiques emblématiques de la culture de participation et listerai des œuvres qui en sont représentatives. Il s’agit de la production de fanfictions, de fanfilms et de machinimas.
Les fanfictions et les fanfilms
La fanfiction est “une fiction écrite par un fan, un adepte, d'une série télévisée, d'un film, d'un dessin animé (anime), d'un jeu vidéo, d'un livre ou d'une bande dessinée à partir de l'univers et/ou des personnages de l'œuvre qu'il apprécie. Une fan fiction peut aussi mettre en scène des célébrités existantes.” (source: Slayer’s Time)

Selon Martial Martin, les premières fanfictions remontent au début du XXe siècle et constituent l’extension des aventures de Sherlock Holmes (les Baker Street Irregulars), puis, à partir des années 1930,  des  œuvres d’H. P. Lovecraft (avec la création des éditions Arkham House).
Les œuvres qui alimentent ces fictions sont habituellement sérielles et appartiennent à des genres tels que le fantastique et la science-fiction. Elles forment des corpus disjoints qui prennent place dans un ou des répertoires génériques plus vastes, constituant un vaste champ favorisant l’intertextualité, champ que nous rapprocherons, par homologie, de celui, hypertextuel, qu’est le web et qui en est un vecteur naturel. Ce corpus disjoint favorise les « crossover » (des points de rencontre entre deux séries distinctes), l’exploitation des ellipses entre deux épisodes ou des blancs dans la vie de personnages secondaires. Parfois, les auteurs de fanfictions prennent des libertés et modifient l’alignement moral des personnages ou les impliquent dans des aventures érotiques ou pornographiques (à l’image des Tijuana Bibles qui circulaient sous le manteau dans les années 1930-50, aux États-Unis).  
Le lecteur de fanfiction occupe une part active dans le processus de production, par le biais de ses commentaires et de ses évaluations. Lecture et écriture sont à considérer comme deux facettes d’une même activité collaborative (source : Martial Martin).
Voici quelques liens pour découvrir cet univers : Fanfics.fr est un site consacré aux fanfictions francophones et Fanfiction.net, aux fanfictions anglophones. Une bibliographie d’ouvrages consacrés au sujet est également disponible sur Études Fanfiction.
Le phénomène du fanfilm est du même ordre que la fanfiction, mais il se décline sous une forme audiovisuelle. La collaboration est ici plus évidente, puisque les tournages exigent le travail de nombreux participants bénévoles. Le moyen-métrage The Hunt for Gollum est, à ce titre, emblématique, puisqu’il a demandé le concours de 160 personnes pour sa réalisation, dont 60, réparties à travers le web, ont collaboré aux effets spéciaux (source : BBC News). 
Le site Fanfilms.net diffuse plusieurs centaines de films classés selon les fictions originales qui les ont inspirés. Atom, quant à lui, est le site diffuseur des fanfilms tirés de Star Wars qui ont été officiellement approuvés par Lucasfilms. Le journal en ligne Fan Cinema Today est spécialisé sur le sujet et référence plusieurs sites web qui sont consacrés à ce moyen d’expression. Enfin, le blogue Confessions of an Aca-fan, d’Henry Jenkins, contient plusieurs billets consacrés aux fanfilms et, plus largement, au phénomène de la culture participative.     
 
         Hardware Wars, premier fanfilm consacré à Star Wars.

Les machinimas
Les machinimas (mot-valise constitué de machine+anime+cinéma) sont des films conçus en temps réel et dans des environnements tridimensionnels, à partir de moteurs de jeux vidéo (source: Machinima.org) ou de mondes virtuels (Second life, par exemple). S’il existe une grande variété de thèmes traités dans ces films, ils n’en demeurent pas moins fortement teintés par les cultures «gamer » et « geek ».  

      Voici une définition par l'exemple des machinimas...
La production d’un machinima est un processus collaboratif, dans la mesure où la manipulation des personnages (appelée « digital puppetry ») nécessite en général la participation de plusieurs joueurs simultanément.
Selon Gabriel Gaudette, il existe trois types de machinimas : les machinima conventionnels, subversifs et transgressifs. Les deux premiers s’inscrivent dans l’univers du jeu vidéo employé pour produire le film, le deuxième remettant en cause cet univers. Le troisième est indépendant de l’univers du jeu vidéo, ce dernier servant uniquement d’outil.    
Pour en savoir plus sur les machinimas, un historique du genre est dressé sur le site NT2 (Nouvelles technologies, nouvelles textualités). En outre, une bibliographie d’ouvrages académiques sur le sujet est accessible sur le blogue myCLONE.
Voici également quelques machinimas célèbres (source : Gabriel Gaudette):
Diary of a Camper est considéré comme le premier machinima. Il s’agit d’une performance de joueurs capturée à partir du jeu Quake:












This Spartan Life (à gauche) constitue le premier talk-show du genre et Red vs. Blue (ci-dessous), le premier sitcom. 



Enfin, le site Machinima.com est la référence en matière de diffusion de machinimas. 6,1 milliards de vidéos y ont été visionnés en 2010-2011.

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