DEUXIÈME PARTIE
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(source: Cyberpresse) |
Prospective : l’avenir de la nouvelle
programmation
Le web social dans son ensemble est un phénomène en expansion. Les trois graphiques suivant montrent l’évolution des réseaux sociaux Facebook et Twitter, ainsi que la progression du nombre de blogues créés sur le web. Leur ascension fulgurante est significative pour le succès du web social.
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Le tableau ci-dessous
indique une hausse de 5,5% à 41% de la présence et de la participation des
Québécois sur le web social entre les années 2009 et 2010. Le tableau suivant
concerne l’année 2011. Nous avons croisé le pourcentage de la population
québécoise adulte active sur les médias sociaux avec la courbe de la diffusion
de l’innovation d’Everett Rogers, de manière à faire le point sur le degré
d’adoption de ceux-ci actuellement. Les résultats indiquent que les médias
sociaux sont déjà un phénomène de masse et qu’ils progressent encore,
puisqu’ils ont à rejoindre les deux-tiers de la majorité tardive des adoptants
et les retardataires, soit environ 40% de la population.
Par contre, les activités comme la création de contenus et le relai d’informations, qui sont partiellement le fait des créateurs de contexte, des programmateurs amateurs et des actifs créatifs, proviennent d’une minorité d’usagers et ne touchent que les adoptants précoces, dont une part de la majorité précoce. Au regard de l’engagement que la création de contenus exige en temps et en passion, il n’est pas dit que celle-ci connaîtra la popularité des médias sociaux en tant que phénomène global. Quant au relai de l’information, les statistiques nous apprennent qu’elles connaissent du succès : en 2011, la moitié des Canadiens considère que les réseaux sociaux enrichissent le champ de l’information, le tiers, qu’il s’agit d’une source d’information et le quart que cette source est fiable. Ceux qui en font usage ont deux fois plus de chances de tirer leurs informations de leur réseau d’amis ou de leur réseau familial que des médias qu’ils consomment.
Enfin, la consultation de contenus touche 70% des usagers des médias sociaux et 41% de la population présente ou non sur le web. Cette activité, plus passive que les précédentes, devrait encore progresser à court et à moyen terme.
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(source des données : CEFRIO) |
Le partage de fichiers est également
une tendance lourde : plus de 25 milliards de contenus différents (vidéo,
photographies, etc.) ont été échangés sur Facebook
en 2010, soit 50 par usagers en moyenne (source : CEFRIO).
Toujours en 2010, il s’est
téléversé plus de contenus audiovisuels sur YouTube
en deux mois que les trois grandes chaînes américaines en ont diffusé en
soixante ans (CEFRIO,
2010). Quotidiennement, 2 milliards de vidéos
étaient vues sur ce site et 2 milliards sur Facebook
mensuellement. Enfin, l’internaute moyen voit en moyenne 186 vidéos en ligne mensuellement.
L’année 2009 est une année pivot, car les internautes canadiens passent désormais
plus de temps sur l’Internet qu’ils ne regardent la télévision hors ligne (18
heures hebdomadaires en moyenne contre 16,9 heures). De plus, le temps passé en
ligne par les internautes a connu une hausse de 21% en un an (de 2008 à 2009),
ce que la CEFRIO explique par la popularité de la webtélé (CEFRIO,
2010). Au Canada, la consommation de télévision hors ligne est en déclin. Pour
l’ensemble de la population de 12 ans et plus, elle a diminué de 6,6% entre
2004 et 2008. Seuls les 55 ans plus échappent à cette tendance. ![]() |
Tableau 1 – Heures d’écoute hebdomadaire moyenne par personne,
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Le graphique ci-dessous montre une diminution des revenus de la télévision traditionnelle et une hausse en matière de télévision payante et de vidéos à la demande, qui répondent plus spécifiquement aux goûts des consommateurs. Le graphique suivant rend compte de la consommation de programmes audiovisuels sur l’Internet par les Canadiens en 2009.
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Revenus de la radiodiffusion (millions de dollars) (Source : CRTC). |
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Graphique 1 - Téléchargement, lecture en continu ou visionnement d'émissions
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L’ensemble des statistiques pointent vers une surreprésentation des 18-24 ans comme usagers des médias sociaux, une forte présence des 25-34 ans et une diminution de l’écoute de la télévision dans l’ensemble de la population. Ces tendances sont significative : elles indiquent que le modèle de la nouvelle programmation et l’usage de l’Internet comme lieu de consommation principal des contenus télévisuels que nous avons décrits pourraient continuer à jouer un rôle important dans le champ de l’audiovisuel à long terme, soit dans les 20 années à venir, comme l’est le modèle actuellement en déclin, dans lequel les télédiffuseurs et les télédistributeurs tiennent encore le haut du pavé. En effet, les 18-34 ans constituent aujourd’hui les tranches d’âge les plus populeuses au Canada, après les 40-55 ans, qui consomment encore massivement la télévision hors ligne. Dans 20 ans, cette génération, qui aura grandit avec le web, sera majoritaire et la génération suivante, quant à elle, n’aura pas connu l’ère pré-web (Statistique Canada, 2010). L’impondérable, dans cette tendance, demeure cependant la manière dont l’industrie culturelle annexera le champ de l’audiovisuel à moyen et à long terme (développera-t-elle une nouvelle forme de programmation ou récupèrera-t-elle les pratiques des acteurs du web social telles que nous les avons décrites?) et dont les gouvernements cloisonneront juridiquement le web pour protéger les droits d’auteurs.
Catalyseurs
La nouvelle programmation que nous venons de décrire repose essentiellement sur le web social, mais elle ne lui est pas entièrement tributaire. Voyons pourquoi.
Dans un premier temps, l’arrivée du
magnétoscope, au début des années 1980, a libéré les téléspectateurs des
contraintes temporelles liées à une grille de programmation fixe. On parle alors
de délinéarisation des programmes, de leur extraction du flux télévisuel
continu. La délinéarisation a été accentuée par l’arrivée du DVD, puis de la
vidéo sur demande (CRTC,
2006). Dans un deuxième temps, l’invention de la télécommande a entraîné de
nouveaux modes de consommation de la télévision, antérieurs à la
délinéarisation : zapping, grazing,
flipping et cruising sont autant
de tactiques des téléspectateurs qui transgressent la logique de la
programmation et transforment un flot continu d’images en une mosaïque (e-marketing.fr,
2004; Martin
et Proulx, 1995). Dans un troisième temps, la multiplication et la
spécialisation de l’offre télévisuelle de la câblodistribution et de la
télévision par satellite, dans les années 1980 et 1990, ont permis aux
téléspectateurs de s’affranchir de la logique grand-public et généraliste des
diffuseurs nationaux (Sénécal,
1996; Martin
et Proulx, 1995). Dans un quatrième temps, la convergence numérique a
permis le déversement d’une multitude de contenus hétéroclites, disponibles en
permanence et à profusion sur le web, et la possibilité, pour les
téléspectateurs qui le désirent, de se détourner définitivement des
télédiffuseurs classiques. Ces transformations les ont rendus plus exigeants
face à la programmation qu’on leur proposait et le web social leur a donné le
double moyen de leur ambition et de leur raffinement télévisuels.
De tels changements dans les habitudes de
consommation des téléspectateurs paraissent, à première vue, irréversibles. Comme
l’écrit Jean-Yves (2009),
« le consommateur ne veut plus rester
passif, il veut devenir un utilisateur actif ». Il serait en effet fort surprenant que ce
dernier accepte à nouveau une restriction de la diversité télévisuelle qui lui
est offerte aujourd’hui. Cependant, la libre circulation actuelle des contenus
audiovisuels est un phénomène précaire, au regard de ce qui suit.
Le
cloisonnement du web à l’aide des systèmes législatifs
Plusieurs lois ont été instaurées dans le but
de protéger les droits d’auteurs de l’industrie culturelle. La France a adopté
la loi HADOPI, qui prévoit des amendes et
des privations d’accès à l’Internet pour les usagers qui téléchargent
illégalement des fichiers musicaux ou vidéo. Au niveau de l’Union européenne,
on retrouve l’IPRED. Aux
États-Unis, deux lois à vocation commune sont présentement à l’étude : la
SOPA et la PIPA.
Au Canada, la loi
C-59 criminalise le piratage dans les salles de cinéma (L’EXPRESS.fr,
2011; Philippe
Meilleur, 2008; La Quadrature
du Net, 2011). Enfin, l’Accord commercial
anti-contrefaçon (ACTA) est un
traité mis au point par 39 états (dont les États-Unis, le Japon et les 27 pays
de l’Union européenne) pour protéger les droits d’auteurs, de marque et de
brevet. Ce dernier pourrait, à court terme (sa ratification est attendue pour
le début de l’année 2012), limiter la liberté d’expression et entraver la
circulation des contenus culturels sur l’Internet, puisqu’il demande aux
fournisseurs d’accès Internet de policer les activités de téléchargement des
internautes (La
Quadrature du Net, 2011).
De nouveaux modèles commerciaux
De nouveaux
modèles d’offre télévisuelle sont instaurés, parallèlement à la
télédistribution (câble et satellite) et à la télédiffusion; ils devraient les
supplanter à mesure que les téléspectateurs convergeront vers le web (à court, moyen
et long terme).
Le premier
modèle table sur la vente ou la location à la pièce : ce sont les
boutiques en ligne telles qu’iTune ou le nouveau
service de location de YouTube. Le second repose sur
l’abonnement ; un prix mensuel donne accès à un catalogue de contenus ou
de chaînes télévisées parmi lesquels le téléspectateur peut choisir. La variété
dépend alors du niveau (et donc du coût) de l’abonnement. Le troisième modèle
est celui des regroupeurs en ligne,
à l’image de Hulu.com ; ce sont des
portails qui offrent gratuitement des programmes visualisables à partir de leur
site. En contrepartie, des publicités sont intégrées aux contenus. Le dernier
modèle est celui de la webtélé ; de plus en plus de télédiffuseurs mettent
à disposition des internautes une partie de leurs émissions ou du contenu
exclusif au web. Là encore, c’est le financement par la publicité qui trône (Cyberpresse,
2011; CRTC,
2010).
Ces modèles ont ceci en commun qu’ils offrent une relative liberté au téléspectateur dans le choix des contenus et du moment où il peut les consommer. Cependant, la circulation des programmes est actuellement cloisonnée géographiquement (par le biais d’un contrôle de l’adresse IP) dans le cas des trois premiers modèles. Par exemple, les internautes non-américains ne peuvent obtenir des programmes dont les droits n’ont pas été négociés avec un télédiffuseur de leur propre pays. On demeure donc partiellement dans une logique de rareté, que l’on maintient artificiellement pour des raisons commerciales; l’ancien modèle est donc partiellement reconduit à court terme.
Ces modèles ont ceci en commun qu’ils offrent une relative liberté au téléspectateur dans le choix des contenus et du moment où il peut les consommer. Cependant, la circulation des programmes est actuellement cloisonnée géographiquement (par le biais d’un contrôle de l’adresse IP) dans le cas des trois premiers modèles. Par exemple, les internautes non-américains ne peuvent obtenir des programmes dont les droits n’ont pas été négociés avec un télédiffuseur de leur propre pays. On demeure donc partiellement dans une logique de rareté, que l’on maintient artificiellement pour des raisons commerciales; l’ancien modèle est donc partiellement reconduit à court terme.
CONCLUSION
Le double cloisonnement juridique et commercial
de l’Internet risque de freiner, à court et à moyen terme, soit dans les cinq années
à venir, la diversité et l’accessibilité des contenus audiovisuels auprès des
téléspectateurs, et plus encore à long terme, lorsqu’un nouveau modèle de
programmation commercial aura réussi à s’imposer dans le champ de l’audiovisuel.
Parallèlement, l’industrie culturelle devrait bénéficier des avancées en
matière de systèmes informatisés de filtrage, de recoupement et d’analyse
sémantique de l’information, ainsi que de reconnaissance optique [1] qui,
couplés à une interprétation automatisée et intelligente des activités des téléspectateurs,
pourraient aiguiller toujours plus efficacement les téléspectateurs dans leur
recherche de contenus, en considération de leurs goûts et de leurs habitudes de
consommation, mais aussi en fonction de leurs stratégies commerciales. Spécifions
que ces avancées en matière d’informatique ne remplaceront pas les acquis du
web social, mais s’alimenteront à même les données produites par ses usagers,
dans un effet de synergie. Quant au modèle qui se développe actuellement au
sein du web social,
Au regard des nouvelles formes de mainmise
tentées par l’industrie culturelle sur le champ de l’audiovisuel, des intérêts financiers en jeu et du
déséquilibre de pouvoir entre cette dernière et les acteurs du web social que
nous avons présentés, les modalités de programmation permises
actuellement par ces derniers risquent, à moyen et à long terme, d’être
récupérées commercialement. Une telle appropriation permettrait à l’industrie
culturelle de rendre plus efficients le marketing et la publicité, de générer
des bénéfices supplémentaires en diffusant les créations des amateurs
(machinimas, fanfictions, etc.), sans prendre de risques financiers, et de voir
croître la popularité de leurs productions grâce à une publicité gratuitement
générée par leurs fans les plus convaincus auprès de leurs réseaux sociaux. Ce
qui favorise actuellement la liberté de choix du téléspectateur pourrait donc
être retourné contre lui par l’industrie culturelle à moyen terme. Aussi, pour ces raisons, il serait
surprenant que le modèle de programmation alternatif que nous avons présenté demeure
influent à long terme, soit dans 10 à 20
ans. Nous pensons que l’Internet sera bel et bien le lieu de convergence de l’ensemble
des contenus audiovisuels et que le web social conservera son rôle d’informateur
et de conseiller en matière de productions audiovisuelles, mais que la circulation
des contenus sera plus sévèrement restreinte, le partage illégal de fichiers
devenant de plus en plus juridiquement coûteux pour les internautes ou techniquement
improbables.
[1] À titre
d’exemple, un logiciel de reconnaissance faciale pourrait, en étant couplé aux
banques de photos des réseaux sociaux, identifier les personnes figurant dans
un vidéo amateur. Un logiciel de reconnaissance optique des caractères pourrait
quant à lui classifier des films d’archives numérisés en lisant le contenu de
leur générique et de leurs sous-titres ou encore identifier les lieux de
tournage d’un film en repérant la
signalisation, les enseignes de magasins, etc.